Aujourd'hui j'écris pour faire part de mon indignation. Mon indignation par rapport à un journal français aux prétentions pseudo-intellectuelles qui se paie régulièrement le luxe de juger une situation sans même tenter de la comprendre, n'hésitant pas au passage à déformer la réalité pour la plier à sa vision fantasmée et idéologisée qu'il se fait de la société. Ce journal, c'est Libération. La raison de mon raz-le-bol à son égard: sa vision totalement tronquée de ce qu'est la Belgique, vision qui est relayée dans ses pages d'autant plus souvent que la situation politique belge stagne et – je peux le comprendre – interpelle par-delà nos frontières. Cependant, le devoir d'un bon journaliste est de présenter une information, éventuellement décortiquée, mais en aucun cas partisane. Le minimum de l'honnêteté intellectuelle dans le cadre d'un travail journalistique consiste à s'interroger réellement sur le fondement des choses, et non sur une vision partielle et superficielle que l'on s'en fait.
Très fréquemment, Libération entend insinuer par des analyses intellectuelles (ou se prétendant comme telles) la non-existence de la Belgique, discours qu'il partage au choix avec le Front National français ou ceux que l'on regroupe sous le nom d'euro-sceptiques. Bien entendu, les raisons sont différentes: le FN prône le rattachement à la France de toute terre qu'il juge française (et ce alors que la Wallonie n'a pratiquement jamais été française, mais la ré-écriture de l'histoire est monnaie courante chez l'extrême-droite), tandis que les deuxièmes verraient l'éclatement de la Belgique comme une preuve du fait qu'il est selon eux impossible de faire cohabiter des gens de cultures différentes au sein d'une sorte d'Europe fédérale. Quant aux journalistes et chroniqueurs de Libération, la raison est autre: leur méconnaissance de la Belgique, de son histoire, de sa culture et de ses peuples, doublées par la certitude que leur soit-disant intellectualisme les rend infaillibles, ce qui les pousse à refuser toute remise en question et à éprouver du mépris vis-à-vis des autres, vu qu'ils se sentent incomparablement supérieurs. En tout cas, c'est clairement l'impression qui se dégage à la lecture de ce torchon, tout du moins des articles publiées concernant la Belgique. Ce n'est pas compliqué: jamais je n'ai vu un article de ce quotidien relatant l'actualité belge, si ce n'est en la présentant de manière orientée pour coller à une idéologie qui est la leur. A savoir le fait que la Belgique ne serait qu'une invention artificielle de nationalistes, et qui en tant que telle ne peut être qu'une cible toute désignée pour des communistes archaïques comme ceux se trouvant à la rédaction du journal.
Et le dernier article ne fait pas exception. Il aborde la manifestation prévue demain, dans le cadre du mouvement « Shame ». Au milieu des remarques tantôt faussement condescendantes, tantôt méprisantes, on ne peut que relever certaines erreurs graves du journaleux. Erreurs qui ont le mérite de venir à point pour souligner le propos défendu. Par exemple concernant les organisateurs de la manifestation, 4 néerlandophones et un francophone, l'auteur (un certain Jean Quatremer, détaché de Libération à l'Europe) souligne qu'ils sont bruxellois (en se basant sur le fait qu'ils sont étudiants à la VUB, « l'université flamande de la capitale »), donc font partie « des derniers Belges vraiment attachés à leur pays ». Deux erreurs lourdes ici: les Bruxellois sont loin d'être les seuls Belges désireux de continuer ensemble, les Wallons le sont aussi majoritairement et même les Flamands: « seuls » 40% d'entre eux ont voté pour des partis nationalistes flamands, soit 25% de la population belge. Deuxièmement la Vrije Universiteit Brussel n'est en rien flamande (mais néerlandophone) et ce n'est pas parce qu'on la fréquente que l'on est bruxellois. A noter la contradiction de l'auteur: l'université serait « flamande » mais ses étudiants « bruxellois ». Désolé monsieur Quatremer, mais c'est exactement l'inverse: l'université est identitairement bruxelloise et se réclame comme telle, mais fréquentée par une majorité de Flamands, un peu comme sa pendante francophone (l'ULB) dont beaucoup d'étudiants sont Wallons. En Belgique c'est comme ça: beaucoup de masters ne sont disponibles que dans les grandes universités de la capitale et de Louvain, et moi même je devrai sous peu poursuivre mes études à Bruxelles. Concernant les organisateurs de la manif toujours, Quatremer oublie de signaler que l'un d'eux n'est autre que le fils de Stefaan De Clerck, ministre CD&V allié à la N-VA. Un détail insignifiant sans doute... Je trouve personnellement que le message est fort: les organisateurs de la manifestation ne sont pas des francophones désespérés pour l'avenir de leur pays, mais bien des Flamands qui prennent les devant pour dire aux politiques qu'ils en ont marre, et leur rappeler qu'ils ont des devoirs par rapport aux électeurs qui leur ont accordé leur confiance. Des Flamands qui justement prouvent que tous ne sont pas séparatistes. Qui plus est, on peut lire sur la première page du site consacré à la manif « C'est dans la modération que réside le véritable courage politique, pas dans l'entêtement à défendre à tout prix sa position ». Phrase qui a échappé à pas mal de monde lorsqu'il s'agit aujourd'hui de prétendre que ce mouvement serait prêt à accepter n'importe quoi, à n'importe quel prix.
Il est curieux de voir à quel point Libération, toujours prompt à mettre en avant et à louer un mouvement citoyen lorsqu'il s'agit de critiquer au choix le capitalisme, la mondialisation ou le sarkozysme change de discours dès lors qu'un mouvement en tout point identique voit le jour pour défendre un point de vue n'entrant pas dans leur ridicule idéologie démago, populiste et dépassée de gauchos primaires. Et d'embrayer par un mépris allant jusqu'à déligitimiser le mouvement en question. Certes, on peut critiquer par bien des cotés la « mobilisation citoyenne » de demain. Mais est-elle plus ridicule que des jeunes français manifestant pour la forme contre le CPE sans même savoir ce que c'est? Ou manifestant contre la réforme des retraites histoire de sécher une journée de cours? Ces Français-là ne sont pas plus au fait de la chose politique que les Belges attendus demain. Je dirais même qu'ils sont exploités par le politique, en la personne de l'opposition, qui met en avant leur mobilisation pour montrer que le peuple ne veut pas des réformes proposées par le gouvernement. Que la majeure partie d'entre eux n'ont pas idée de ce pour quoi ils défilent est soigneusement passé sous silence. Les Français qui ont arpenté les rues il y a quelques mois ne l'ont en général pas fait pour dénoncer les réformes en elles-mêmes, mais plutôt pour faire part de leur raz-le-bol à l'égard du sarkozysme. Les manifestants de demain sont en tout point semblables. Ils n'entendent pas revendiquer quoi que ce soit de précis. Ils veulent juste exprimer leur lassitude. Exactement comme les Français. Les uns sont encensés, les autres méprisés. Par les mêmes journalistes. Cherchez l'erreur.
Bien sûr, on peut critiquer ce mouvement, ou en tout cas s'interroger à son sujet. Réclamer un gouvernement dans l'urgence n'est sans doute pas la meilleure des choses à faire, surtout de manière aussi confuse, en ne sachant pas très bien ce que l'on revendique au juste. Les politiques francophones, pris à la gorge par la rue, risquent d'accepter l'inacceptable pour en finir au plus vite, ce qui au final ferait plus de bien que de mal. Comme le souligne Philippe Walkowiak, avant de demander un gouvernement, il faudrait se poser la question « pour quoi faire? », en sachant que tous les pays disposant d'un gouvernement n'en sont pas réjouis pour autant. On pourrait débattre là-dessus pendant des heures, et je ne suis pas d'accords avec l'analyse de Walkowiak concernant la raison d'être de la Belgique, mais là n'est pas la question. Cependant, il est important de constater que si les organisateurs se défendent de toute connotation politique qui risquerait de les engager, ce n'est pas le cas de l'immense majorité des gens qui entendent bien défiler demain au nom de l'Union et contre l'absurdité nationaliste. Personnellement concernant Shame, j'ai du mal avec la demande de défiler en blanc. C'est là une allusion directe à la Marche Blanche ayant suivi l'affaire Dutroux, ce que je considère comme étant l'appropriation maladroite d'un symbole fort. Ces interrogations quant à la manif de demain sont légitimes. Bien plus en tout cas que celles faussement posées par Libération qui elles ne se basent sur rien, si ce n'est une méconnaissance totale de la Belgique, des Belges et de leurs politiques.
Et puis justement, peut-on vraiment prétendre qu'un tel acte est « apolitique »? Apolitique peut-être le fait d'exprimer sa lassitude sans autre revendication claire? Certainement pas. A moins de considérer que toutes les manifestations françaises organisées depuis 2007 au bas mot sont elles aussi apolitiques, vu qu'elles sont également la conséquence directe d'un raz-le-bol généralisé. Au contraire, l'attitude apolitique est celle qui consiste à rester chez soit en n'en ayant rien à foutre, attitude qui par ailleurs est directement responsable du fossé séparant aujourd'hui le citoyen de ses élus. C'est cette même attitude désintéressée qui a permis aux partis traditionnels wallons de mener une politique désastreuse depuis 1970 jusqu'à l'an 2000, car ils ne craignaient plus la sanction des urnes. C'est indirectement l'une des causes de la monté des nationalistes flamands, et en tout cas ce qui leur donne le plus d'eau au moulin aujourd'hui; pointer du doigt la mauvaise gestion passée de la Wallonie n'est-il pas justement ce qu'ils font le mieux pour convaincre des électeurs?
En tout cas rien ne justifie un tel mépris de la part de Libération, fût-ce via le blog d'un de ses chroniqueur, mépris annoncé dès le début de l'article sous le titre pompeux « Belgique : le degré zéro de la politique ». Bref, ce qu'il y a de « bêtifiant » pour reprendre le terme de Quatremer, c'est surtout un tel fatras de conneries qui mélange tout et n'importe quoi. Encore une fois, ne pas être d'accords sur la forme de la manifestation (comme c'est mon cas) n'empêche pas d'en dégager deux points remarquables sur le fond: une initiative vis-à-vis de TOUS les Belges, qui montre un raz-le-bol généralisé ressenti par ces dernier.