Il est des moments dans l'histoire ou la conjonction d'évènements aussi inattendus qu'inexplicables donne des résultats surprenants, comme par exemple le soudain réveil d'un peuple qui jusqu'alors n'existait même pas et se lance brusquement à la conquête de l'ensemble du monde connu. Bien souvent, l'un des catalyseurs de ces évènements est le destin singulier d'un homme, qui de par sa volonté, sa force de caractère, son opiniâtreté, son sens de l'organisation et son charisme parvient à se distinguer des autres et à laisser une trace dans l'histoire. Gengis Khan est de ceux-là, et l'on peut même dire qu'il est l'un des plus grands que le monde ait connu, sinon le plus grand.
D'ordinaire en Europe où l'histoire de l'Asie est particulièrement méconnue et où l'on a tendance à ne considérer que ce qui nous est proche et auquel, d'une certaine manière, on s'identifie, l'on classe au panthéon des hommes de ce monde un Alexandre, ou un Napoléon pour peu que l'on soit atteint du chauvinisme français. Cependant, force est de constater qu'à la différence de ces hommes certes illustres, Gengis est parti de rien, là où Alexandre héritait du travail d'organisation remarquable de son père, et Napoléon d'un sentiment nationaliste français très fort qui ne pouvait, du moins pour un temps et s'il était correctement exploité (ce qui est à remettre au crédit de Bonaparte), que le mener à la victoire. Gengis a passé une bonne partie de sa vie a forger un peuple à partir d'un ensemble de tribus hétéroclites qui n'avaient que peu de points communs entre elles. Et il est parvenu à en faire une nation, alors qu'en Europe il faudra attendre le XVIIIème siècle et le travail d'une multitude de penseurs pour en arriver au même résultat. On se doit également de noter le génie d'un homme qui, analphabète et totalement illettré et ignorant, sans aucune éducation, a très vite compris l'importance de l'écriture et son intérêt pour la construction d'un empire. Enfin, on peut également mentionner le fait que, toujours contrairement à Alexandre ou Napoléon dont les empires n'ont été qu'éphémères, Gengis à réussi à mettre sur les rails les fondements d'une construction qui allait perdurer pendant 150 ans en englobant une multitude de peuples aux us et coutumes différents, et même pour certaines parties se prolonger jusqu'au début du XXème siècle.
On ne peut cependant aborder la vie de Gengis en elle-même sans brosser un tableau même partiel de ce qu'était la Mongolie au XIIème siècle. Ce territoire que nous appelons aujourd'hui Mongolie, mais qui à l'époque n'était ni uni ni dominé par les Mongols, se présente sous la forme d'un vaste plateau aride, parsemée toutefois par des steppes herbeuses couvrant 20% de son sol, le tout étant lézardé par deux chaines montagneuses, dont l'Altaïe qui a donné son nom au groupe linguistique altaïque regroupant notamment le Mongol et le Turc. L'ensemble est soumis aux plus fortes variations de température connues dans le monde: il n'est pas rare d'avoir -40° en hiver, et +40 en été, ce qui donne une amplitude thermique considérable rendant la vie très dure. De multiples tribus nomades vivent là, tribus qui pratiquent encore essentiellement la chasse, même si on trouve de très vastes troupeaux de chevaux ou de moutons. Culturellement, ces peuplades sont encore très archaïques, et rares sont celles qui disposent d'une écriture. Leurs rapports sont souvent tendus, et il va de soit que la steppe va à celle qui parvient le mieux à la défendre. Il est à noter que les puissants empires chinois se servaient des divisions existants entre ces tribus à leur avantage: en les manipulant à tour de rôle, ils parvenaient en effet à les affaiblir, et tant que les nomades se tapaient dessus entre eux, ils ne songeaient guère à piller la Chine.
Parmi ces nomades se trouvaient les Mongols, récemment débarqués de Mandchourie, et qui figuraient parmi les créatures les plus grossières et les plus rustres de leur temps. Malgré cela, ils avaient tenté de se fédérer une première fois sous la directement de Qabul, entre 1139 et 1147. A cette époque, les Chinois réussirent à monter une expédition guerrière contre eux, laquelle fut victorieuse. Qabul tué, ses 6 fils se déchirèrent le modeste empire que leur père leur avait légué. Bien vite, le semblant d'union mongole vola en éclats et les divers clans reprirent leurs luttes ancestrales. A ce moment, leurs croyances sont ancrées dans le chamanisme. Tous, hommes, animaux et plantes, sont sur un même pieds d'égalité, sous la domination bienveillante de Tengri, le ciel. Les différents clans, et à une autre échelle les différentes espèces entretiennent entre elles des relations de force, et partir à la chasse au gibier se fait de la même manière que l'on part en guerre. Ainsi, on verra sous Gengis des chasses rassemblant jusqu'à 30 000 guerriers, et où une discipline martiale est de mise.
Ceci est important. Ça signifie en effet que les hommes sont tous égaux entre eux de naissance ce qui les fédère au sein d'un clan, et que seuls leurs actes peuvent les distinguer et éventuellement élever l'un d'entre eux au-dessus des autres. C'est sous ce leitmotiv d'égalité que seront plus tard entreprises les grandes conquêtes du reste du monde, et ces principes seront couchés sur papier pour constituer le Yassaq, la loi mongole. Nous y reviendrons.
Pour résumer le contexte, nous avons donc un pays particulièrement aride et hostile, peuplé par une série de peuples nomades de diverses origines dont les Mongols, lesquels sont divisés en de multiples clans soumis aux manipulations de puissants empires sédentaires. Ces clans tissent entre eux divers liens selon les circonstances. C'est dans ces conditions que naît en 1155 (certaines sources parlent de 1165 voire 1167, mais JP Roux retient 1155) Temudjin, fils de Yesugei, le chef de'un des clan, descendant de Qabul. Il n'a encore que 9 ans lorsque son père décide de le fiancer à Bortje, fille du chef d'un autre clan avec lequel il noue une solide amitié, les Qonggirat. Peu de temps après cependant, Yesugei meurt assassiné de la main des Merkits (qui passeront à la postérité sous le nom de Tatar), sa veuve et ses enfants (au nombre de 7, dont Temudjin et deux enfants issus d'une concubine) étant alors abandonnés par leur clan qui rejoignit les Taïtchi'out. Durant des années, ils vont devoir survivre et nul doute que c'est en partie cela qui a inspiré en Temudjin, futur Gengis, un aussi solide caractère. Dans ces années de disette, il fut mené à tuer son propre frère qui volait pour lui seul le peu de nourriture qu'ils parvenaient à trouver. C'est durant son enfance qu'il fit connaissance avec Djamuqa, qui était durant ces années-là son meilleur ami.
Quelques années plus tard, les Merkits décidèrent de terminer le travail en se saisissant de Temudjin, de peur que, devenu adulte, celui-ci ne tente de venger son père. Bien vite, ils parvinrent à le capturer, mais Gengis s'échappa grâce à l'aide d'un certain Sorquan-chira avec lequel il allait mener une solide amitié. Il est notable de constater qu'à ce point déjà, sa fougue et son charisme indéniable lui permettait d'impressionner diverses personnes, qu'il ne laissait pas indifférent. Et bien qu'étant à la base un barbare inculte, il allait montrer tout au long de sa vie des qualités comme le courage, la loyauté et l'honnêteté. Qualités qu'il allait non seulement développer chez lui, mais récompenser chez les autres lorsqu'il aura atteint une position de force. Mais à ce moment, il était encore loin de pouvoir se reposer sur une quelconque position, étant donné qu'après avoir retrouvé sa mère et sa fratrie, ceux-ci et lui-même étaient toujours aussi pauvres et démunis, proies facile au milieu de la steppe. Et justement, il n'allait pas s'écouler longtemps avant qu'une autre épreuve les frappe. En effet, tous leurs chevaux à l'exception d'un furent un jour volés. Temudjin, en sa qualité d'ainé, pris alors le dernier pour tenter de reprendre son bien. En chemin, il fit connaissance avec Bo'ortchou, fils du chef d'un autre clan. A son tour captivé par la prestance du futur Khan, celui-ci se montra subjugué au point qu'il l'aida à récupérer ses chevaux sans rien attendre en retour, puis le présenta à son père, lequel scella leur amitié. Bo'ortchou allait se révéler comme étant l'un des plus grands généraux mongols. Là encore, les auteurs sont unanimes. Tout au long de la vie de Temudjin, ce qui marque, ce sont les amitiés indéfectibles qu'il parvint à nouer, et la forte impression qu'il fit auprès de personnages bien plus importants que lui, des personnages toujours plus influents auprès des clans mongols, et bientôt étrangers. Il est également remarquable qu'il ne fut en aucun cas trahi par l'un de ses amis, ce qui prouve leur loyauté à son égard. A l'inverse, lui-même s'est toujours montré constant et franc, n'ayant jamais manipulé qui que ce soit.
Fort de ces premiers succès, Temudjin s'est alors rappelé au souvenir de celui qui lors de ses 9 ans avait été promis à être son beau père. L'accueil qui lui réservait celui-ci fut à la hauteur des espérances de Temudjin, et son mariage fut aussitôt célébré. Bortje allait pour Temudjin être un atout précieux. Femme à la force de caractère impressionnante, elle allait se montrer capable de l'épauler dans ses épreuves mais également de le conseiller de manière avisée lors de ses périodes de doutes, voire de le tempérer dans ses excès. Il est bon ici de mentionner le fait que bien souvent des femmes mongoles allaient jouer un rôle prépondérant, soit en assurant elles-mêmes la régence, soit en se montrant influent auprès de leurs époux ou leurs fils. Temudjin, plus puissant guerrier de l'histoire, aura ainsi tout au long de sa vie des comptes à rendre à son épouse et à sa mère... De son mariage naitraient 4 héritiers.
La prochaine étape, pour Temudjin, allait être la reconquête de son propre clan, ainsi que le rappel d'une vieille alliance qui existait naguère entre son père et et les Kereïts, un autre peuple distinct des mongols. A l'époque, Yesugei avait réussit à remettre le roi des Kereïts, Toghril, sur son trône dont il avait été momentanément chassé. Muni de son cadeau de noce offert par son beau père, une magnifique pelisse de zibeline noire, Temudjin se présenta auprès de Toghril, lequel accepta immédiatement de renouer les anciennes alliances. Une solide amitié allait après cela lier les deux hommes. Pour Temudjin, qui patiemment mettait sur pieds un solide réseau d'alliances, notamment avec Djamuqa, son ami d'enfance devenu entre-temps chef de son propre clan, les temps de misère semblaient définitivement passés. Peu de temps après, les Merkits revinrent sur le devant de la scène en enlevant Bortje.
C'est tout naturellement contre eux que Temudjin allait monter sa première campagne militaire, avec l'appui de ses amis, Toghril et Djamuqa en tête. Que l'on ne s'y trompe pas: chacune de ces tribus représentaient une force non négligeable de plusieurs milliers de guerriers. Leur union permis de libérer Bortje, qui accoucha quelques jours plus tard du premier fils de Temudjin, Djotchï. Bien que sa paternité laissera toujours un doute, Temudjin le considéra toujours comme son fils ainé. Sa première victoire à la tête d'une coalition de clans allaient en appeler d'autres, et ce d'autant plus que sa renommé grandissait de plus en plus. En particulier et après avoir été séparé pendant des années, Djamuqa et Temudjin semblaient être redevenus les meilleurs amis du monde, liés de surcroît par leur sang échangé en signe d'amitié éternelle et indivisible. Ils étaient deux, et c'est autour de leur dyarchie que se fédéraient de plus en plus de clans, reconnaissant en eux de puissants leaders. Cette situation ne pouvait durer, d'autant plus que commençait à naître entre eux une sorte de concurrence. Un jour, alors qu'il fallut prendre une décision toute simple – quel était l'endroit qui convenait le mieux pour disposer le campement de la horde – et que Djamuqa tenta d'imposer son choix, ce fut Bortje qui éleva la voix, en affirmant que Djamuqa était inconstant. La rupture était inévitable, et les deux chefs se séparèrent là, leurs hommes se répartissant entre eux deux.
Peu après, on assista à une sorte de course entre les deux hommes, chacun tentant de se faire reconnaître par une assemblée de chamans comme étant le Khan, autrement dit le représentant de Tengri sur Terre, désigné par ce dernier pour régner sur les hommes, le seul titre sous lequel l'ensemble des clans Mongols accepteraient de se réunir. Les deux parvenant à leur fin, une lutte féroce allait s'engager entre eux. Au cours des années qui suivirent, de nombreux partisans de Djamuqa allaient l'abandonner pour rejoindre les rangs de Temudjin, celui-ci s'avérant bien plus juste avec ses hommes dont il récompensait la loyauté, contrairement à Djamuqa qui se comportait en chef cruel. Pratiquement tous les clans mongols, ainsi que d'autres peuplades voisines allaient se rallier à l'un ou l'autre des deux chefs. Parmi ceux qui rejoignirent Temudjin, ceux qui allaient avoir le plus d'influence étaient sans conteste les Öngüts, des turcophones, comme les Mongols, mais qui contrairement à ceux-ci étaient chrétiens. Ainsi donc, et contrairement à ce que l'on pourrait croire, les premiers monothéistes à entrer en contact avec des Mongols furent des chrétiens d'Orient. Leur importance était considérable: contrairement aux Mongols, ils étaient lettrés, et surtout ils ont permis à Temudjin non seulement de prendre conscience de l'écriture, mais également de l'intérêt d'une administration. Un des grands apports que Temudjin en tira fut la découverte d'un sceau royal, permettant d'identifier ses missives. Nous y reviendrons, mais l'une des forces de l'empire mongol dans les décennies à venir allait être ses moyens de communications mobilisant des forces militaires conséquentes, avec la mise au point d'un système de poste d'autant plus remarquable que, rappelons-le, les Mongols étaient à l'origine des barbares incultes. Au cours d'une de ces multiples péripétie, Temudjin vit son cheval blessé par un guerrier d'une tribu ennemie. Une fois celle-ci vaincue, il demanda qui avait tiré la flèche en cause. Un prisonnier sorti du rang et avoua sa faute. Devant une telle franchise, Temudjin récompensa l'homme en en faisant l'un de ses plus fidèle compagnons. Son nom allait passer à la postérité comme était l'un des plus grands généraux mongols: il s'agissait de Djebe.
Après une longue lutte (entre 1198 et 1205) marquée par des périodes de haut et de bas et des rapports de force constamment inversés, Djamuqa, finalement vaincu, allait être trahi par certains des derniers hommes qui lui restaient et qui le livrèrent à Temudjin. Celui-ci, détestant la déloyauté par dessus-tout, les fit immédiatement exécuter, ainsi que son ancien ami à la demande de ce dernier. A la suite de sa victoire, Temudjin restait le seul maître d'une vaste fédération de divers peuples, mongols ou étrangers. Pour consacrer cet état de fait, un nouveau quriltaï (assemblée de tous les personnages influents des clans mongols ainsi que des principaux chamans) fut convoqué, quriltaï qui décrétât que Temudjin recevait le titre de grand Khan, Khan universel ou océanique selon les traductions, ce qui en mongol donne Tchingis Qaghan, devenu en français Gengis Khan.
Nous sommes en 1206. Pour la première fois, l'ensemble des clans mongols et des peuples assimilés se trouvent unis sous un seul et même chef. Pour la première fois, tous ces gens aux us et coutumes semblables, mais aux rivalités souvent mortelles, forment un seul et même peuple. Pour la première fois, ce peuple est conscient d'exister et s'en remet à un guide. Une nation était née, qui allait pouvoir se répandre sur le monde. La raison des invasions mongoles qui allaient suivre est simple: les Mongols, et Temudjin le premier, étaient convaincus qu'il leur incombait de dominer l'ensemble des autres peuples de la Terre pour les unir sous une seule bannière et les faire vivre en harmonie en paix les uns avec les autres. Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce qui allait passer à la postérité en Europe comme figurant parmi les plus grands carnages de l'histoire a été entrepris dans le seul but de mettre tous les hommes sur un pieds d'égalité.
Il aura fallut 50 ans à Gengis Khan pour s'élever et créer de toute pièce le peuple mongol. Les choses, jusqu'alors particulièrement lentes tant la tâche était ardue, allaient s'accélérer. Le monde était devant lui, et pourtant le plus dur était fait. Dans la vingtaine d'années qui suivirent, il réussit le tour de force de mettre à genou les deux plus grandes puissances de l'époque, la Chine (bien que divisée alors principalement entre les Xia et les Jin) et le Khwarezm (la Perse), tout en assurant à ses fils la possibilité de poursuivre son œuvre.