Je réponds ici à des propos assez courants, les derniers de la sorte auxquels j'ai été confrontés se trouvant dans des commentaires du blog d'Alithia. Wikipédia est critiquée, c'est un fait. Que ce soit par le monde universitaire, par la presse, par les encyclopédies traditionnelles, bref par toute personne capable d'en voir les limites, lesquelles sautent aux yeux si on a le temps de s'y attarder deux minutes. Ces critiques entraînent nécessairement une réponse. On ne peut pas éternellement fermer les yeux dessus, vient un moment où il faut faire face. Dès lors, deux axes de réaction: sur le site lui-même, on l'a vu, on pond un bel article que j'ai amplement analysé récemment. A l'extérieur du site maintenant, et prenant acte du fait que la meilleure défense, c'est l'attaque, on va directement à la source de la critique, au mieux pour tenter de raisonner et d'argumenter, au pire pour se contenter d'insulter. Entre raisonnements foireux et/ou malhonnêtes, insultes ou utopie, ça donne des situations par moment folkloriques. Un point assez constant ressort cependant: inévitablement, un fervent partisan de wikipédia se ferme à toute discussion en finissant par dire que son opposant (celui qui ose critiquer le site donc) n'est autre qu'une sorte d'intellectuel frustré, qui critique dans le seul but de préserver son pouvoir, forcément menacé par le principe même d'une « encyclopédie participative ». Je vais donc ici répondre à ce dernier point, en reprenant certaines idées développées dans mes commentaires sur le blog d'Alithia (ou ici même face à Globule), et en approfondissant certains points. Détail important: ce que je dis ici ne concerne pas que wikipédia, mais est assez général.
Wikipédia, on le sait, est participative, et permet donc à n'importe qui de collaborer, en prenant pour hypothèse qu'un amateur est capable aussi d'avoir de bonnes idées, et donc d'écrire un article, peu importe ces qualifications. Ce à quoi je réponds que c'est grotesque: non, tout le monde ne sait pas tout sur tout, et tout le monde n'est pas capable de comprendre un domaine aussi bien qu'un expert dans ce domaine. Certes, on peut être dans une certaine mesure autodidacte et s'inspirer notamment de bonnes lectures pour se faire une idée plus ou moins correcte d'un sujet, mais cela demande dans tous les cas une certaine intelligence, que tout le monde n'a pas, à défaut d'une solide formation (que là encore, tout le monde n'a -malheureusement- pas). A wikipédia, on proclame le contraire: tout ce qu'il faut, c'est qu'un travail soit sourcé. A partir de là, on a rien à y redire. Problèmes: on ne peut pas interpréter une source, ce qui fait que bien souvent, on la recopie en changeant à peine 2-3 mots pour faire joli, et tout ne se vaut pas comme source. On l'a vu, c'est là que le bât blesse. Car distinguer une bonne d'une mauvaise source demande quelques compétences et ce n'est pas donné à tout le monde. Partant de là, et sachant que tout le monde pouvant participer à wikipédia, se retrouvent sur des articles des bonnes et des mauvaises sources plus ou moins pillées. Même sur wikipédia, on le reconnaît implicitement, on l'a vu dans mon dernier article. On dit clairement, sur wiki même (du moins sur la page consacrée à la réponse aux critiques), que tout doit être vérifié. C'est une évidence, puisse que chaque article peut potentiellement être rédigé par un amateur ne sachant pas distinguer le vrai du faux, ou le grotesque du plausible, parmi ses sources. Et malgré ce fait (reconnût au sein même du site), nombreux sont les partisans qui le nient, et prétendent que ces propos ne sont que l'œuvre d'intellectualistes plus ou moins jaloux de la concurrence que leur ferait wikipédia, en menaçant leur supposé monopole du savoir. Bizarrement, ce genre de discours entre partisan « radical » de wikipédia et observateur critique externe au site finit souvent par dégénérer, et par mettre en évidence toute l'étendue populiste du système et des partisans en question.
Cette logique: un système proclame l'égalité de la pertinence des propos de tous, principe logiquement contesté par des intellectuels, qui inévitablement se retrouvent stigmatisés comme étant d'odieux penseurs rétrogrades partisans d'une sorte de hiérarchie dans le savoir, n'est pas propre à wikipédia. En fait, c'est un dénominateur commun à tous les systèmes populistes, et totalitaires au sens large. Wikipédia ne fait que confirmer cela: il s'agit d'un système populiste dans sa base même (ses principes de compétence universelle à la rédaction du savoir, sa neutralité de point de vue), et la suite logique est exactement celle énoncée plus haut. Des penseurs (à des degrés divers) s'interrogent sur ce système, finissent par en dénoncer les failles, et inévitablement s'en suit une véritable chasse aux sorcières à leur encontre. Le critique n'est autre qu'un élitiste défendant son pouvoir, lequel serait conféré par son monopole sur le savoir. En gros, le partisan de wikipédia que je qualifierais d'acharné dénonce la dangerosité d'un système où le savoir est détenu par quelques-uns, et surtout ne peut envisager le monde qu'en fonction de cette dualité: on aurait d'une part des systèmes collaboratifs ou tout (y compris et surtout dans ce qui nous intéresse le savoir) est mis en commun, et d'autre part des systèmes de castes, où le pouvoir est détenu par ceux qui gardent jalousement le savoir. Et c'est tout, rien d'autre, pas de juste milieu. Forcément avec une telle vision, celui qui ne fait pas partie du premier système est à ranger dans le second, autrement dit n'est autre qu'un dangereux élitiste. Outre le manichéisme d'une telle vision, il est clair que l'on mélange tout. Voyons dans le détail.
Je n'ai jamais nié la dangerosité d'un système élitiste. Elle est certaine. C'est d'autant plus vrai en ce qui concerne les institutions religieuses, qui pendant longtemps ont été les détentrices uniques du savoir, ce qui leur donnait l'ascendant sur le peuple. Et c'est encore le cas aujourd'hui par exemple en Iran. Le seul moyen de vaincre cela, c'est de mettre à disposition d'un maximum de gens le savoir et la connaissance. Ce principe est à la base même de la notion d'encyclopédie: on essaie d'être le plus exhaustif possible dans la présentation du savoir, et surtout on intègre une dimension pédagogique à l'ensemble pour le rendre accessible et facilement compréhensible à tout un chacun. C'est leitmotiv du travail de Diderot, ce qui permet de qualifier ce dernier d'humaniste. On croit en l'homme et on veut lui donner les moyens de s'affirmer en mettant à sa disposition les connaissances nécessaires à son épanouissement. Mais wikipédia va plus loin que cela, et se faisant elle se trompe lourdement. Wikipédia non seulement veut mettre à disposition de tous un maximum d'éléments (incluant d'ailleurs tout et n'importe quoi dans le « savoir »), ce qui en soit est louable, mais elle veut nous faire croire que tout le monde peut contribuer sur un même pieds d'égalité à la rédaction du savoir, ce qui au final revient en pratique à nier la notion même d'intellectuel! L'accès au savoir, se doit d'être universel, non sa rédaction, tout simplement parce que tout le monde n'en est pas capable. En mélangeant ses deux notions (accès passif et contribution active) on en arrive à du populisme primaire, à l'opposé même de l'idéal humaniste que l'on cherche à atteindre à la base.
Pourquoi cela marche-t-il aussi bien, dans le sens où cela plaît à un maximum de gens? Parce que l'idée paraît séduisante. Elle fait croire aux gens que leur avis sur la connaissance se vaut et n'est plus le privilège exclusif d'une sorte de classe d'intellectuels. On passe d'un extrême à un autre, sans aucun juste-milieu. Le populisme se nourrit des rancœurs, des tensions accumulées depuis longtemps par le peuple à l'encontre de ceux qui jusqu'alors, en monopolisant le savoir, monopolisaient le pouvoir. Brusquement, cette fureur de toutes les personnes qui jusqu'alors étaient frustrées de leur liberté se trouve libérée, et est intelligemment canalisée par ceux qui savent y faire. Ce n'est pas un hasard si les seules révolutions populaires qui ont marché, ont toutes été strictement encadrées par ceux qui ont su en tirer profit. Le meilleur exemple moderne est la révolution bolchevique. Mao également, a proclamé que l'on n'avait pas besoin d'intellectuels pour faire pousser du riz. Deux conséquences: il en est venu à tenter de faire pousser du riz là où c'était impossible (au Thibet par exemple), et les systèmes d'irrigation sont tombés en ruine. Résultat: une famine ayant causé entre 20 et 43 million de morts.
Le populisme succède en général à un système totalitaire où le savoir et le pouvoir était détenu par une seule et même caste. C'est sa condition même pour s'implanter: il a besoin de rancœurs, lesquelles sont générées par des inégalités. Il se contente après de caresser les gens dans le sens du poil, avec des idées pour le moins séduisantes sur le papier, telle par exemple l'égalité supposée parfaite en tout et entre tous dans tous les domaines. Or, ces idées en pratique montrent vite leurs limites, et l'échec est à terme inévitable. Pour survivre, il a besoin de bouc émissaire: s'il ne marche pas, c'est forcément à cause d'odieux saboteurs, souvent qualifiés de contre-révolutionnaires. Toute autre explication de l'échec serait de près ou de loin liée à la nature même du système, et serait impensable dans la mesure où elle le remettrait en question inévitablement, et mènerait à son effondrement. Or, quels meilleurs boucs émissaires que ceux-là même qui pointent dès le départ les failles du système? Le populisme simplifie les choses à l'extrême. Et dans sa simplification, il impose un schéma binaire: soit on est l'un, soit on est l'autre. Aucune nuance, aucun juste milieu. Si l'on n'est pas pour quelqu'un, ou quelque chose, on est forcément contre. On sait ce à quoi ce genre de manipulation manichéenne peut mener. Et ça marche à tous les coups, car pas mal de monde, intuitivement, raisonne de la sorte. Introduire des nuances, forcément raisonnées, et donc forcément à l'encontre de l'émotion, est difficile car ça demande du recul. Le populisme, c'est en quelque sorte le point commun entre pas mal de régimes totalitaires, de droite comme de gauche. Et dans cette optique, selon ce raisonnement imposé simpliste, toute personne remettant en cause ce schéma en est l'ennemi. De là à l'accuser de sabotage pour en expliquer l'échec, il n'y a qu'à pas, facilement franchissable. Et ce d'autant plus qu'il y a des jalousies plus ou moins profondément ancrées dans la pensée des gens. L'intellectuel est par moment jalousé. L'intellectuel s'élève contre un système populiste prenant les gens pour des cons. Ce système populiste montre ses failles. Il en rejette la faute sur ses opposants, à savoir (entre autres) les intellectuels. Ceux-ci sont alors bien fréquemment massacrés.
Le populisme a toujours eu besoin de boucs émissaires. Les intellectuels bien sûr, odieux contre-révolutionnaires, les étrangers parfois, cause de tous les maux, les juifs, les franc-maçons, j'en passe et des meilleurs. Car le populisme a besoin d'entretenir en permanence la haine, sans laquelle il ne peut s'imposer. Haine qui fixe des œillères, empêchant à pas mal de personnes de raisonner, en jouant sur l'émotion en lieu et place de la raison. Haine qui permet une radicalisation de la pensée, une simplification en un schéma tout bête: il y a eux et nous. Et de manière générale, le populisme marche d'autant mieux, comme tout système totalitaire, qu'il voit des complots tout autour de lui. Menacé à la fois de l'intérieur par une contestation d'origine intellectuelle, et à la fois par de nombreux ennemis extérieur, il justifie de la sorte des mesures radicales en montrant bien que si elles ne sont pas prises, l'ensemble va céder. Et l'on extermine alors, parce que « l'on n'a pas le choix ». Ce n'est qu'une fois la menace interne supprimée que l'on peut se retourner et affronter enfin la menace extérieure, pour finalement espérer voir venir le bout du tunnel, lequel débouchera prétendument sur le résultat magnifique que l'on prétend offrir, mais qui se retrouve éternellement repoussé tant que l'on n'est pas passé par ces étapes obligatoires. En clair: si l'on n'a pas encore atteint ces résultats espérés par tous (sauf par ceux qui, cyniquement, savent très bien ce qu'ils font en dirigeant l'ensemble), c'est que l'on n'est pas allé assez loin dans le processus.
Le coup de génie, c'est que le populisme inverse les rôles. Alors que c'est lui qui cherche à asseoir son pouvoir sur les gens, et comme il raisonne de manière binaire (par exemple en séparant en deux catégories: ceux qui ont le pouvoir et ceux qui le convoitent), si quelqu'un s'oppose à lui, c'est forcément pour lui piquer sa place, et prendre le pouvoir à son tour. En conséquent, un intellectuel qui remet en question le système politique mis en place le fait forcément pour le remplacer, par appât du gain (et en l'occurrence du pouvoir). L'intellectuel, donc, ne chercherait à s'opposer au populisme que parce que celui-ci remet en question, par son essence même, sa supposée suprématie en décrétant que finalement, l'intelligence, les compétences ou les qualifications, appelez ça comme vous voulez, on s'en passe. L'intellectuel lutterait ainsi contre le populisme par pur intérêt, et non parce qu'il n'est tout simplement pas d'accords avec l'image, l'interprétation du monde qu'offre le populisme. En réalité, si l'intellectuel s'y oppose, c'est parce qu'il en voit les failles, et non pour restaurer à son avantage le système, en monopolisant le savoir ce qui lui donnerait l'ascendant sur le peuple au sens large. L'intellectuel, contrairement au populiste, n'en a rien à foutre du pouvoir. Il s'interroge sur le bien, sur le mal ou sur n'importe quel autre sujet digne d'intérêt. Mais vous en connaissez beaucoup vous, des penseurs ou des philosophe riches ou au sommet d'un état totalitaire? Le populisme donc inverse les rôles. Alors que c'est lui qui est menacé par l'intellectuel qui remet logiquement en cause son modèle (et donc en conséquent alors que c'est lui qui finit par marginaliser les intellos), son coup de génie est de faire croire que si l'intellectuel s'oppose à lui, c'est parce qu'il se sent menacé. Alors qu'en réalité, c'est exactement l'inverse.
Avec wikipédia et ses partisans, c'est sensiblement la même chose: alors que l'intelligentsia dénonce les failles du système, les partisans quasi fanatiques de « l'encyclopédie » répliquent que ces critiques sont dues uniquement à la peur qu'inspire wikipédia aux intellectuels, peur elle-même causée par la remise en cause par wikipédia de la notion même d'intellectuel, et surtout de la remise en question de l'importance de toute forme de qualification. Le mieux c'est que les beaux idéaux d'égalité entre tous prônés par le populisme au sens large, et par wikipédia en particulier, les beaux idéaux de liberté, de droits de l'homme et tout et tout, proviennent de ces-mêmes intellectuels dont le populisme nie l'importance. Intellectuels dont on a bien entendu détourné la pensée pour s'appuyer dessus. C'est un peu comme quand des racistes en tout genre se justifient à l'aide de la théorie de l'évolution de Darwin, revisitée par leurs soins.
Il est certain que la détention du savoir par une classe restreinte lui offre la domination sur les autres. Mais le populisme n'est en rien la solution; le populisme est l'autre extrême, la négation de l'importance des intellectuels, assimilés uniquement à cette fameuse caste dominante traditionnelle. Le fait que cette dernière a fréquemment fait de la rétention des connaissances fait que l'on y inclus alors facilement toute personne supposée intelligente. Mais ce n'est pas le cas. On peut très bien être à la fois intellectuel et opposé à toute forme d'élitisme. Diderot, Descartes, Voltaire, Rousseau et bien d'autres l'ont montré. Et j'irai même plus loin: l'intellectualisme est même la condition sine qua non à un épanouissement de l'ensemble d'une société. Une laïcisation ne peut se faire en l'absence de penseurs se battant en sa faveur. Toute société ayant eu la chance d'évoluer vers un régime démocratique l'a fait notamment en favorisant un enseignement de qualité, permettant de développer les compétences de tout un chacun, pour que tout le monde donne le meilleur de lui-même. Et cela passe par l'accès le plus large possible aux connaissances. Mais pour la même raison, et pour éviter un nivellement par le bas de ces mêmes connaissances qui serait nuisible à tous, celles-ci ne peuvent être réduite à la simple somme des images de tout un chacun. Prétendre le contraire revient à nier l'importance des compétences, et donc à sombrer dans une des caractéristiques du populisme.
Je terminerai par une citation résumant cela, prise sur la page du momo:
« Si l'opinion a une légitimité et joue un rôle en politique, dans le domaine du savoir, elle est illégitime. L'illustration de cette confusion entre opinion et savoir, c'est wikipédia. ». Jacques Julliard.